Sophie Lavaud est invitée à participer à cette table ronde qui fait suite à l’acquisition par le Centre Pompidou de ses premiers NFT et à l’inauguration de l’accrochage qui a eu lieu le 5 avril 2023.
« Cela fait maintenant un an et demi, que les curateurs, Marcella Lista, Philippe Bettinelli et Anaïs Brives travaillent sur ce beau projet qui trouve sa genèse au moment où les crypto-actifs ont vu leur cours chuter. Indéniablement, les motivations qui ont conduit à une telle réflexion ne sont pas dictées par des considérations spéculatives. Cet aspect est d’ailleurs appréhendé par plusieurs artistes, manière d’alerter sur les dérives potentielles auxquelles peuvent mener la création de valeur éphémère.
Pour cette table ronde entièrement consacrée aux NFT, le Centre Pompidou donne la parole en priorité aux artistes, qui reviennent sur les effets du développement de la blockchain sur leur pratique et sur le monde de l’art en général.
Le Centre Pompidou a récemment fait l’acquisition d’un ensemble d’œuvres traitant des relations entre blockchain et création artistique, parmi lesquelles ses premiers NFT. Il s’agit de la première acquisition de NFT par une institution publique française, et du premier ensemble de cette importance acquis par une institution dédiée à l’art moderne et contemporain. Ces œuvres sont issues de pratiques et de cultures diverses : le crypto art, les arts plastiques, le net art et l’art génératif. Elles rendent compte de l’étonnante richesse des formes de création artistique liées à la blockchain, et de la variété des positions adoptées par les artistes face à ce phénomène.
Voir la description de l’événement : https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/FJTaAmT
Texte du dialogue entre Philippe Bettinelli et Sophie Lavaud :
Philippe Bettinelli : En 2021, Fred Forest crée NFT Archeology, un NFT revenant sur une œuvre de 1996 : Parcelle-Réseau, une œuvre numérique accessible en ligne grâce à une clé privée, qui a été vendue aux enchères à des collectionneurs privés. C’était à ma connaissance la première œuvre d’art totalement numérique à être vendue aux enchères : pouvez-vous revenir sur l’histoire de cette pièce ? Quelle était l’intention de Fred Forest lors de la vente aux enchères d’une image numérique en 1996, puis vingt-cinq ans plus tard, lors de la mise en vente d’une image NFT en 2021 ?
Sophie Lavaud : Eh bien, tout d’abord laissez-moi vous dire « bonjour à tous » et vous exprimer ma joie d’être ici parmi vous aujourd’hui.
Ensuite, je commencerai par la fin : de mon point de vue le NFT-Archeology de 2021 qui intègre maintenant les collections permanentes du MNAM est l’aboutissement logique de toute l’histoire de cette œuvre Parcelle Réseau, qui a donc été créée par Fred Forest en 1996 comme vous l’avez dit et qui n’utilisait pas la technologie Blockchain évidemment puisqu’elle n’existait pas mais qui l’anticipait. Ce qui donne une dimension vraiment spécifique, à mon avis, au NFT-Archeology dans l’histoire même des NFTs.
Alors. Venons-en maintenant à l’histoire de Parcelle Réseau de 1996. Elle vient, dans le travail de Fred Forest, dans le prolongement de ses questionnements sur l’évolution de nos sociétés occidentales dont les imaginaires, les mythologies et les valeurs symboliques sont façonnées par les medias et les technologies d’information et de communication.
Après avoir utilisé la vidéo, la presse écrite, la radio, la télévision, le minitel, les journaux électroniques, le téléphone et dès 1969 l’ordinateur, Parcelle Réseau est une œuvre qui nous alerte sur les bouleversements du numérique et particulièrement du réseau des réseaux : Internet.
De quoi s’agit-il avec Parcelle Réseau ? Il s’agit de créer un événement de communication qui interroge sur de nouvelles possibilités de création d’œuvres : des œuvres sans existence physique, uniquement « virtuelles ». Evènement de communication qui prendra la forme d’une vente aux enchères publiques pour faire sens sur l’évolution des formes artistiques à notre époque et leurs implications socio-économiques. Et notamment le devenir du marché de l’art.
Il faut savoir qu’avant la vente aux enchères qui a eu lieu le 16 octobre 1996, Fred Forest, en février 1996, donc 9 mois avant, a fait une exposition à la Galerie Pierre Nouvion de Monaco, en marge du Festival IMAGINA et dont le thème reprenait un des thèmes privilégiés de l’artiste : celui du Territoire, et du Territoire du M2 artistique. Mais, il s’agit alors à la galerie Nouvion du déménagement de ce Territoire physique dans le Réseau Internet. Le titre de cette exposition était donc Le Territoire des Réseaux. Et lors de cette exposition l’artiste avait déjà conçu de vendre des œuvres virtuelles pour disait-il « préfigurer l’avènement d’un marché du virtuel ».
Je vous lis l’incitation qui était faite par écrit à l’intérieur de la Galerie :
Pour la somme abordable de 100 dollars US, vous pouvez faire l’acquisition d’une oeuvre originale virtuelle, morceau du « Territoire planétaire du réseau », personnalisée et créée à la commande par l’artiste. Cette oeuvre sera mise à votre disposition exclusive sur le réseau, avec l’attribution d’un code confidentiel pour venir la contempler à votre gré… Le collectionneur pourra en tirer sur imprimante à volonté des exemplaires numérotés qu’il sera libre de commercialiser pour son propre compte. Ou, encore, il pourra offrir cette oeuvre au réseau, en rendant public son code confidentiel d’accès… A cette même occasion Fred Forest crée le « Musée-Libre » du réseau ou « Musée du Territoire » pour recevoir ce type d’oeuvres.
Donc, tout cela anticipe de plusieurs mois, la vente aux enchères publiques de Parcelle Réseau et surtout, je ne pense pas me tromper en le disant, anticipe les Places de marchés actuelles de vente de NFT comme Opensea, Rarible etc., le cryptomarket, la Defi et les Dapps. Et avec son idée de musée virtuel : le metavers.
Alors, pour répondre à votre question sur les intentions de l’artiste avec cette œuvre Parcelle Réseau. Il y avait 4 enjeux majeurs pour l’artiste :
– 1. libérer l’œuvre de ses contraintes physiques, par une existence uniquement numérique. Ce qui permet à l’œuvre d’être présente dans plusieurs endroits à la fois. Une œuvre ubiquitaire qui peut s’afficher sur n’importe quel ordinateur dans le monde et donc accessible partout sur le réseau, lieu de l’information.
– 2. un nouveau support de création, de circulation et d’information sur l’art et les œuvres elles-mêmes qui vise à toucher le plus grand nombre.
– 3. une critique du marché de l’art classique au sens où, dans la transaction, il n’y a plus d’œuvre physique. Le concept est de créer un actif numérique artistique lié à un code secret privé que seul l’acquéreur détiendra, créant ainsi un précédent historique à l’existence de la blockchain. Ce que l’acheteur achète en contrepartie de son paiement, c’est un code d’accès exclusif et privatif, remis à l’acquéreur dans une enveloppe par le commissaire-priseur.
En l’occurrence pour Parcelle Réseau un code de décryptage composé par les techniciens d’Imaginet qui permettait l’accès sur un ordinateur du provider Imaginet avec un degré de sécurité maximale. Mais, il est évident, que 25 ans plus tard, une technologie réputée beaucoup plus fiable et infalsifiable existe : la blockchain.
Avec l’avènement d’un nouveau type de commercialisation des oeuvres l’artiste désire aussi un contact plus direct avec l’acheteur.
– 4. Questionner le droit d’auteur. L’œuvre Parcelle Réseau interroge sur les nécessités de faire évoluer la protection du droit d’auteur dans un contexte des données numériques et d’un équilibre à trouver entre la protection des auteurs et la philosophie libertaire de partage et d’échanges propres aux réseaux.
Philippe Bettinelli : Fred Forest a consacré sa vie aux réseaux et aux médias, étant l’un des premiers artistes à travailler avec une caméra vidéo en France en 1967, puis à travailler avec le Minitel, le Net art, et même sur Second Life, pour ne citer que quelques technologies. Rétrospectivement, le tableau de 1966 L’Homme Réseau, désormais associé à NFT-Archéologie, apparaît comme une pièce programmatique, préfigurant l’œuvre à venir : est-ce la raison de l’inclusion du visage de Fred Forest dans le tableau de NFT-Archéologie, comme une sorte d’autoportrait ?
Sophie Lavaud : Eh bien, oui. Je suis assez d’accord avec cette référence au genre de l’auto-portrait, bien connu dans l’histoire de la peinture. Le tableau peint en 1966 par l’artiste et qui accompagne le NFT-Archeology, comme un « bonus » j’ai envie de dire, est déjà une sorte d’autoportrait bien qu’on ne puisse y retrouver de ressemblance formelle avec le visage de l’artiste. Le tableau et son titre « L’homme Réseau » font référence à la société de communication à venir. Il représente un androïd traversé par des flux et des zones de vibration d’ondes. Fred Forest que l’on qualifie souvent d’ « Homme-media n°1 » peut se reconnaître aisément là. L’inclusion de ce tableau de 1966 dans la Parcelle Réseau de 1996 est donc tout à fait cohérente dans une symbolique de l’immatériel des réseaux. Une étrange lumière baigne le tout renforçant cet imaginaire sans limite des réseaux, leur invisibilité, la dynamique irrésistible des flux qui les traversent.
Mais bien évidemment, et je conclurai là dessus, Parcelle Réseau ne saurait être, comme d’habitude, j’ai envie de dire, chez Fred Forest, uniquement une oeuvre d’ordre visuel et plastique. Il faut voir dans cette œuvre l’occasion pour l’artiste de développer un discours critique. Et c’est pour cela qu’il crée une œuvre de type « événementiel » et « communicationnel ».